L’historien doit éviter deux écueils, « le syndrome de
l’amoureux transi » (voir trop) et la négligence de l’œil (ne pas voir).
Cette négligence de l’œil, Alain
Jaubert dans l’excellente et révolue série d’émissions « Palette » en
donna quelques exemples frappant, en ne négligeant pas le témoignage, ici d’un
botaniste, là d’un historien du costume, dont l’éclairage pouvait changer
substantiellement la signification du tableau. Certes, l’œil n’est jamais
nu : la vision experte est nécessairement imprégnée de connaissances. Il
n’empêche qu’un lys n’est pas un narcisse, ce qui requiert une attention
visuelle au tableau, préalable nécessaire si l’on ne veut pas répéter des
erreurs.
Les « trois
philosophes » fut réalisé par le maître du Titien, le vénicien Giorgione
vers 1504, à l’âge de 27 ans. Que montre ce tableau ?
Les trois hommes se tiennent sur
une sorte de podium, une plateforme de roche composée en paliers. Sur le premier, un
vieillard est debout, tourné de profil et tient dans sa main, un manuscrit sur
lequel sont inscrites des figures géométriques et dont la plus significative
est un croissant de lune (symbole multiple : de la mère nourricière, de la
résurrection, du temps qui passe, du cycle naturel…). Son visage est éclairé
mais une partie de son corps disparaît dans l’obscurité.
Sur le second palier se tient un
homme entre deux âges. Contrairement aux deux autres, il n’a pas d’objet dans
la main, cette dernière est au contraire pendue à sa ceinture et l’autre main
est cachée. La position de ses pieds fait écho à celle du
vieillard. Plus important, il se tient entre les deux hommes ; il nous
fait face en quelque sorte, mais son visage est légèrement tourné vers le
vieillard et il soutient le troisième, le plus jeune, assis dos à lui.
Sur le haut du podium, le plus
jeune donc. Contrairement aux deux autres, il est assis,
adossé au deuxième. Il a dans ses mains un compas et une équerre (emblèmes des
sciences exactes, de la rigueur scientifique et symboles divins, du Dieu
architecte de Dante) et il regarde non pas l'horizon matinal, verdoyant, peint à l'arrière-plan, mais l'entrée de la grotte, qui à l'origine était beaucoup plus imposante, le tableau ayant été coupé. Le symbole de la grotte est
très ancien, on le trouve dans beaucoup d’allegories, la plus célèbre étant
celle sur laquellle un lycéen de terminale ne saurait faire l’impasse sous
peine d’une rouste en rédac : la caverne de Platon, symbole d’illusions,
des opinions trompeuses, des apparences immédiates. Et bien sûr, symbole retenu parmi les interprétations du tableau, les trois Rois mages venus d'Arabie pour adorer l'enfant Jésus.
Les trois hommes se tiennent hors
de la grotte, ils incarnent des « philosophes », le terme générique
utilisé pendant des siècles pour désigner, non pas Alain Finkielkraut, mais le
savant, le scientifique, l’homme de raison, et dans cette époque de piété
obligatoire d'avant 1905, la science associée à la spiritualité, la
science comme seule et unique moyen d’accès aux desseins de Dieu, aux vérités éternelles.
Le premier homme incarne le sage
de l’Antiquité grecque, Aristote (mais aussi, peut-être, un prophète de
l’Ancien Testament, Moïse ou Abraham). Le troisième est le chrétien, issu d’un
monde inachevé, à construire, à comprendre, à accomplir. Le second a une barbe et un
turban, c’est un Arabe, il est celui qui transmet au troisième les connaissances
et les valeurs du premier.
Petite histoire derrière la grande, ou grande histoire derrière la petite, Giorgione a le mérite de nous rappeler
dans un tableau d’une grande richesse iconographique ce que le Moyen-Âge doit
aux Arabes, et que cette « civilisation chrétienne » que la fatuité
ignarde de certains zélateurs de l’arène médiatique voudrait voir tomber du
ciel pour justifier n’importe quoi, en glorieux "self-made man" fier de s'être fait tout seul, va chercher ses racines bien au-delà du Pirée.